Quid de l’intelligence artificielle et de la traduction automatique pour le cursus universitaire de premier cycle en traduction?
- Pascal Hamel
- 8 avr.
- 9 min de lecture
À l’heure de l’intégration grandissante du numérique dans notre quotidien, l’intelligence artificielle générative (IAg) révolutionne déjà depuis un certain temps les pratiques du domaine de la traduction. La question, ou plutôt la nécessité, de former le corps étudiant à ce nouvel outil est un sujet brûlant d’actualité. Ce thème est d’ailleurs de plus en plus abordé par le corps professoral. Mais qu’en est-il de l’opinion étudiante? Comment ces traductaires de demain perçoivent-ils la place de l’IAg et de la TA dans leur formation? À la suite « d’une mini-étude sur la TA réalisée [par les professeures Zélie Guével et Alexandra Hillinger] auprès de la communauté étudiante des cycles supérieurs inscrite à divers programmes de traduction » à l’Université Laval, les résultats sont révélateurs de l’intérêt grandissant pour l’avancée de ces technologies :
[…] les apprenants ignorent comment fonctionnent les algorithmes de traitement du langage. Les étudiants expriment un malaise à utiliser une technologie dont ils ne comprennent pas la mécanique interne et voudraient en apprendre plus sur le sujet (Doucet, 2022).
De même, en 2025, je suis persuadé qu’une majorité étudiante du premier cycle en traduction souhaite maîtriser cette technologie en vue de pouvoir l’utiliser dans sa future profession. Est-ce qu’une campagne de sensibilisation serait nécessaire en lien avec les enjeux éthiques et les pièges de cette technologie, et ce, dès le début de la formation? Parallèlement, est-ce que son utilisation devrait être interdite pendant les deux premières années d’études au premier cycle? J’estime que oui. En revanche, tout ceci serait bien insuffisant à l’égard de l’enseignement jugé indispensable dans le contexte. C'est pourquoi je préconise l’intégration de l’IAg et de la TA comme outils d’aide à la traduction en fin de formation.
Je m’explique. En début d’apprentissage, le ou la novice n’est pas en mesure de procéder à une révision efficace de ces technologies compte tenu des nombreux pièges qu’elles posent. L’été dernier, j’ai expérimenté moi-même Chat-GPT4 au cours d’un projet de recherche, en marge de ma première année au baccalauréat. Par suite de l’analyse rétrospective de mon opération de traduction, j’ai constaté les contrecoups de cet outil par le biais de ce que j’appelle un « écho cognitif ». Regardons ensemble un exemple qui démontre bien ce phénomène.
Dans mon projet de recherche, j’ai effectué une requête de traduction concernant une métaphore d’un texte source en anglais, tiré de l’ouvrage La traduction raisonnée (Delisle, 2003 : 59), intitulé Fighting the Junk Food War. J’ai demandé notamment à Chat-GPT4 de traduire l’expression « feeling the falafel funk coming » de manière idiomatique en français québécois. Quelle ne fut pas ma surprise de constater que l’IAg me proposait seulement une traduction littérale, soit « qui sent l’odeur du falafel arriver ». Voici la phrase source dans son contexte : « Parents who care about what their kids eat find their degree of control is limited, as poor mum, feeling a falafel funk coming when junior goes off to school ». Dans les faits, cette métaphore vive se devait d’être traduite par une périphrase afin de rendre justice au sens original. Par exemple, un traductaire expérimenté aurait pu proposer l’équivalent suivant, tel qu’en fait foi le corrigé de Delisle: « Les parents soucieux de l’alimentation de leurs enfants prennent conscience de leurs propres limites, comme cette pauvre mère folle d’inquiétude lorsque sa fille va à l’école ». En substance, par suite d’une telle requête, l’IAg fournira une réponse rapide en français; cependant, cette dernière sera souvent calquée sur l’original et n’aura aucun sens. Dans plusieurs cas, l’IAg proposera une réponse qui sera inadaptée au sens de la langue de départ ou pour des locuteurs de la langue d’arrivée (LA) en fonction des différences culturelles qui leur sont propres. À cet égard, le corps étudiant sera, a fortiori, attiré davantage par la recommandation de la machine que ne le seront les traductaires plus expérimentés. Dans cet extrait tiré de La traduction raisonnée par Jean Delisle (2013 : 595), nous pouvons constater que le français n’admet pas certaines images propres à la culture anglo-saxonne :

Un robot conversationnel n’est pas apte à « comprendre » que la traduction littérale du sens figuré anglais est à proscrire dans ce passage. De toute façon, l’IAg — « ayant horreur » du vide — soumettra toujours une « solution » de traduction à la personne derrière le clavier, malgré les cas de figure dans lesquels aucun équivalent direct n’est accessible ou acceptable selon le contexte. Que fera alors la gent étudiante dans ce cas particulier? Utilisera-t-elle la suggestion sans trop se poser de questions? Essayera-t-elle de forger, à partir de la « solution » de l’IAg, une locution plus idiomatique en LA? Peu importe la stratégie adoptée par les futurs traductaires, ces derniers en subiront une influence négative, en raison de leur inexpérience des défis traductologiques.
Cet état des lieux est bien décrit dans l’article de Poirier & Roy (2023) :
L’accoutumance à la sortie de la TA peut s’expliquer par la tendance à ne pas remettre en question la TA en raison de l’effet d’amorçage [priming effect] (Carl et Schaeffer, 2017) qui décrit non plus l’influence du texte source sur la traduction mais plutôt celle de la formulation proposée par la TA en langue cible sur la formulation définitive de la traduction postéditée.
Cette influence délétère laissera une empreinte indélébile dans l’esprit novice. Malgré tous les efforts déployés pour arriver à une solution de traduction dite « originale », le résultat dans le texte cible sera toujours teinté de cette suggestion première. D’autant plus qu’à cette étape de la formation, l’habileté à prendre une distance suffisante face au produit de cette deuxième déverbalisation créée par l’IAg n’est pas encore acquise : ce qui conduira inévitablement à mettre davantage l’accent sur le sens donné par cette dernière plutôt que sur le véritable sens du texte source. D’aucuns pourraient, de manière similaire, appeler ce phénomène « l’effet d’ancrage » :
«L’effet ou “biais d’ancrage” veut que l’esprit humain ait tendance à cheviller son jugement à la première information dont il a pu disposer (l’ancre) lorsqu’il prend une décision dans un contexte d’incertitude. » (Goldszlagier, 2015 : 509)
Ce danger est plus prononcé en début de formation : le réflexe étant de jeter plus volontiers l’ancre sur la première impression donnée par la suggestion de l’IAg dont on ne peut jamais totalement se dissocier. Bien que l’IAg puisse être excellente dans certaines situations de traduction, elle peut être déficiente et appelée à produire des « hallucinations naturelles impropres » (Poirier & Roy, 2023). Ce type d’hallucination menace davantage les néophytes qui ont justement plus de difficulté à discerner dans le texte de départ, et selon le contexte, les impropriétés découlant d’une mauvaise compréhension du sens.
Par ailleurs, les dérapages de l’IAg en traduction ne concernent pas seulement les métaphores. Les calques syntaxiques et grammaticaux, les faux-amis et les impropriétés sémantiques sont autant d’exemples illustrant la faiblesse de cette technologie. Pour la gent étudiante, cependant, le plus grand piège de l’IAg concerne l’abrutissement de ses capacités traductives. Pendant toute l’évolution de la courbe d’apprentissage, il convient de développer des réflexes autoattentifs permettant de déceler les différentes fautes de traduction et de sens en contexte. Le muscle traductif n’étant pas assez développé, un entraînement régulier est nécessaire afin qu’il se fixe, par la suite, de manière permanente dans la cognition. Le danger avec l’IAg — autant qu’avec la traduction automatique neuronale (TAN) telle que DeepL — c’est le risque d’affaiblissement et de paresse de ce muscle débutant pouvant même aller jusqu’à devenir irréversible. La facilité avec laquelle cet outil est accessible, de même que la tentation de s’en servir, fait de l’IAg une menace sournoise et funeste pour le corps étudiant. Dans les faits, une fois qu’une personne a succombé à l’attrait de cette technologie, elle peut difficilement faire marche arrière. Du reste, combien d’automobilistes ont vu décroître leur habileté à reculer dans un espace de stationnement depuis l’invention de la caméra de recul? Parallèlement, et à l’instar des traductaires débutants, cette perte d’autonomie se remarque plutôt chez les automobilistes qui commencent que chez les plus expérimentés; d’autant plus que ces derniers ont eu la chance, contrairement aux autres, de s’exercer bien avant l’invention de cette dite caméra. Par contre, soulignons qu’il ne s’agit pas de préserver le « avant » ou le « après », mais plutôt de sauvegarder notre capacité à réfléchir et à faire preuve de compréhension et d’empathie — compétences que les machines ne sont pas en mesure d’acquérir. Souvent, le corps étudiant croit à tort qu’il ne peut pas utiliser la technologie en raison du délit de plagiat auquel il s’expose ce faisant. À cet égard, il s’agit plutôt, d’abord et avant tout, de le protéger d’une menace visant directement le développement de ses compétences traductionnelles. Les fondations de ces compétences se doivent d’être solides; c’est pourquoi la gent étudiante a besoin de temps et de maturité avant d’être exposée aux vents séducteurs, et parfois trompeurs, de l’intelligence artificielle et de la TA.

En revanche, j’estime qu’en fin de baccalauréat, il serait judicieux d’apprendre les rudiments essentiels de l’IAg et de la TAN en vue de leur utilisation en contexte professionnel. Dans cette perspective, les futurs traductaires pourraient alors se « […] se demander dans quels cas on peut recourir à la traduction automatique, pour quelles raisons et comment on devrait le faire […] » (Bowker, 2019).
Partant de ce fait, est-ce que le cursus offert à l’université devrait s’arrimer aux besoins du marché actuel de la traduction, et surtout, à venir, en matière d’avancées technologiques? Absolument. De quelle manière? Là est la question.
En raison des motifs évoqués et de mes propres constatations empiriques, je suggère une refonte diligente et proactive des programmes de traduction afin de tenir compte de ces avancées, bien qu’il s’agisse d’un processus complexe d’approbations ne relevant pas uniquement du corps professoral. Par exemple, je propose que les cours de révision puissent mettre l'accent sur la postédition associée aux outils de la TAN et de l’IAg. Je soumets également l’idée que les cours avancés de technologie de la traduction puissent initier la communauté étudiante à une utilisation dite raisonnée, efficace et responsable de ces outils. Au sujet des cours de traduction spécialisée, il serait bénéfique qu’elle soit instruite sur les avantages et inconvénients de l’utilisation, entre autres, des robots conversationnels. Je pense en particulier à la traduction juridique et à la traduction médicale qui profitent déjà des services de cette technologie en vue d’effectuer certaines tâches. De fait, l’IA est déjà un outil pour la recherche terminologique et informationnelle. Ne serait-ce que pour faciliter et accélérer la recherche de jurisprudences, tout en aidant à contextualiser la phraséologie équivalente d’une traduction à produire, l’IAg devient alors un assistant incontournable. C’est qu’en effet, la recherche de jurisprudence adéquate se prêtant au contexte d’un jugement ultérieur à traduire peut se révéler non seulement fastidieuse, mais aussi très chronophage. Du reste, en traduction médicale, l’IAg peut se révéler un collaborateur précieux lorsque vient le temps de rechercher les équivalents de termes spécifiques à la médecine et comportant d’importantes variantes linguistiques. En ce sens, l’IAg a déjà prouvé être un outil de recherche profitable et puissant, bien qu’il faille vérifier, par la suite, l’authenticité de ses sources. D’autre part, les questions éthiques portant, notamment, sur la confidentialité des données, les enjeux environnementaux et la reproduction de biais pourraient être abordés suivant le domaine de spécialisation.
Selon la terminologue de renom et professeure à l’Université du Québec à Trois-Rivières, Kara Warburton, les futurs terminologues gagneraient à en apprendre davantage sur les modèles de données associés à l’intelligence artificielle en constante évolution. C’est qu’en effet, l’offre d’emploi devrait bondir pour eux grâce à l’IA. La contribution des terminologues sera sollicitée de toutes parts, et le marché fera sans cesse appel à leur expertise. Voici l’extrait d’un article très récent dans lequel la professeure Warburton décrit le rôle crucial joué par la terminologie dans l’élaboration de graphes de connaissances :
So it seems that microcontent resources and the long-standing principles, methodologies, and standards inherited from terminology that are used to create them can be the model for developing the external sources of knowledge for RAG. As Mike Dillinger pointed out in a Common Sense Advisory presentation, “knowledge graphs will play a central role in the next stages of development of AI, and we could say that terminology work is at the very heart of knowledge graph construction.” (Warburton, 2025)
Pour conclure, je rapporte les paroles d’Alex Chernenko, p.-d. g. du service de traduction hybride Translit, cité dans Le Devoir du 25 juin 2024 : « L’IA demande un changement de compétences et une reconversion. […] Fondamentalement, les humains ne seront pas remplacés par l’IA, ils seront remplacés par des humains qui utilisent l’IA. » Or, pour être en mesure de bien utiliser l’IA, les futurs traductaires devraient pouvoir maîtriser son fonctionnement avant l’obtention de leur baccalauréat, et donc, avant d’obtenir leur permis d’exercice. Bien entendu, les programmes de deuxième cycle devraient également privilégier le développement et/ou le perfectionnement de cette compétence.
Pascal Hamel est étudiant au baccalauréat en traduction, à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Policier de carrière, il emploie maintenant ses compétences au service de sa véritable passion : non plus comme officier de justice, mais comme détective linguistique à la recherche du mot juste.
Références
Bowker, Lynne (2019, 7 octobre). Traduction automatique : une nouvelle forme de littératie à l’ère du numérique. Traduit par Marc-André Descôteaux. Blogue Nos langues.
Delisle, Jean et Marco A. Fiola (2013). La traduction raisonnée : Manuel d’initiation à la traduction professionnelle de l’anglais vers le français (3e éd.). Les Presses de l’Université d’Ottawa. (Delisle, Jean, 2e éd., 2003)
Doucet, Isabelle (2022, 19 mai). Quelle place pour le numérique dans la formation en traduction? Recherche (Ulaval nouvelles).
Goldszlagier, Julien (2015). L’effet d’ancrage ou l’apport de la psychologie cognitive à l’étude de la décision judiciaire. Les Cahiers de la Justice 2015/4 (N° 4), Paris, Dalloz, 507-531.
Lachapelle, Roxanne. (2024, 25 juin). Traduire avec l’intelligence artificielle (IA), c’est trahir ?
Le Devoir.
Poirier, Éric André et Roy, Jean-Hughes (2023). L’outil Ultrad de La Presse Canadienne : la traduction automatique dans un contexte journalistique. TTR, 36(1), 71–105.
Warburton, Kara. Terminology at the age of AI.
Multilingual (March 2025)
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