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Laurence Jay-Rayon Ibrahim Aibo

Délivrez-nous de la tentation de l’hypertechnologisation :Réflexion sur l’enseignement en ligne

Les outils technologiques ont révolutionné l’enseignement de la traduction et de l’interprétation en ligne. L’apprentissage peut maintenant simuler les conditions de travail des traductaires[1] et interprètes. On peut reproduire un projet de traduction collaboratif avec des responsables de projet, une équipe traduction et une équipe de révision, suivre l’échange de mémoires de traduction et de glossaires, encadrer le travail sur plateforme de TAO infonuagique, ou encore créer une cabine virtuelle pour interprètes encadrée par l’enseignant·e. Les exemples sont infinis et il faut se réjouir de la panoplie d’outils dont nous disposons aujourd’hui et des possibilités que ceux-ci nous offrent.



Prenons quelques instants pour réfléchir à ce que vivent les étudiant·es, en faisant le chemin inverse, c’est-à-dire en partant du point de vue de l’enseignant·e. Bon nombre d’entre nous enseignent dans différentes universités, chacune d’entre elles faisant appel à son propre système de gestion de l’apprentissage. Depuis que j’ai commencé à enseigner en ligne, en 2013, j’ai connu sept systèmes de gestion de l’apprentissage différents (Learning Management System ou LMS), dont trois qui se sont succédé relativement rapidement dans l’une des universités où j’enseigne la traduction. Chaque système demande un certain temps d’adaptation pour trouver ses marques (la fameuse « courbe d’apprentissage »). Une fois ce temps d’adaptation passé, l’enseignant·e peut alors se concentrer sur le contenu et commencer à mettre à profit l’outil à des fins pédagogiques. Au sein de la plateforme d’enseignement, d’autres outils viennent s’ajouter en fonction du contenu du cours (traduction, sous‑titrage ou doublage, interprétation, etc.). Ces outils sont généralement appelés « outils tiers » ou « applications tierces ». Par exemple, pour les discussions en ligne, j’utilise un outil tiers qui simule une discussion en présentiel et permet de créer une bonne dynamique de groupe. Les étudiant·es ont le choix entre des commentaires au format audio, vidéo ou écrit. Les discussions peuvent porter sur les lectures de la semaine, sur un processus donné ou encore sur les difficultés liées à un travail en cours. Cet outil offre des possibilités extraordinaires sur le plan pédagogique. Les étudiant·es apprécient de pouvoir bénéficier du choix de médias proposés, par exemple. Une étudiante autiste a pu participer à l’ensemble des discussions en optant pour le format écrit. Une étudiante atteinte de paralysie cérébrale a choisi le format vidéo ou audio pendant tout un semestre. Chacun·e peut opter pour le média qui lui convient pour participer à la discussion et répondre à ses pair·es.


Cependant, maîtriser cet outil demande un peu de temps. Certain·es étudiant·es, peut-être moins habitué·es à s’adapter constamment à de nouvelles technologies, ne s’y sentent à l’aise qu’au bout de quelques semaines. Tutoriels, démonstrations, rappels, encouragement et patience sont par conséquent de rigueur pour la personne qui enseigne. À cet outil peuvent s’en ajouter d’autres, tels que des outils de TAO ou des logiciels de sous-titrage, en fonction du contenu du cours. En somme, chaque étudiant·e va devoir s’adapter à plusieurs outils au sein d’un même cours. Mais cette même personne va également devoir s’adapter à d’autres outils, utilisés par d’autres enseignant·es dans d’autres cours. En l’absence de coordination pédagogique (l’équipe pédagogique se concerte-t-elle pour discuter des outils utilisés dans chacun des cours du programme?), une personne en situation d’apprentissage peut se retrouver avec plus d’une dizaine d’outils tiers à maîtriser en l’espace d’un semestre, faisant basculer la logique voulant que l’outil soit au service de la personne et non l’inverse.



Début septembre 2022, pleine de cette folle ardeur de début de semestre (le syndrome du cahier neuf), qui s’érode au fur et à mesure que le semestre avance, j’ai assisté à plusieurs ateliers en ligne proposés par l’équipe des technologies de l’apprentissage d’une des universités où j’enseigne. L’un de ces ateliers présentait une application permettant à la fois d’annoter les lectures (articles, chapitres) et de créer une discussion entre étudiant·es. Louable idée. À la fin de l’atelier, qui s’était transformé en cours particulier qui plus est puisqu’aucun·e collègue n’avait visiblement eu la même montée de sève que moi en ce début de semestre, je n’avais toujours pas compris comment utiliser cet outil ni ce qu’il apportait de nouveau. J’ai donc fait part de mes observations à l’équipe qui animait l’atelier en essayant de faire valoir la fameuse courbe d’apprentissage, autrement dit le temps nécessaire à la maîtrise de l’outil, et le fait que ce dernier n’apportait rien de nouveau par rapport à ce que les étudiant·es utilisaient déjà. C’était sans compter que, pour les responsables des technologies de l’apprentissage, ces outils revêtaient en général une fascination qui n’était pas nécessairement partagée par le corps enseignant. J’ai alors fait valoir le compliqué de la chose, en soulignant que l’objectif poursuivi n’était pas d’introduire encore un autre outil, et que l’intérêt pédagogique et la facilité d’utilisation devaient constituer des priorités. Cependant, force est de constater qu’il est difficile de lutter contre la fascination du nouveau jouet, qui brille davantage et a plus de fonctions que le précédent (« regardez, celui-ci a des phares verts! »).


Marquons encore un petit temps d’arrêt. Quel est le profil des personnes s’inscrivant à un cours ou tout un programme en ligne? Des fanas de la technologie? Des nerds? La réponse s’inscrit entre le « pas du tout » et le « pas nécessairement ». Lorsque l’on décide (ou que la pandémie décide pour nous) de créer ou de faire basculer un cours ou un programme en ligne, on ouvre grand la porte à des profils beaucoup plus variés que ceux des personnes suivant des cours en présentiel. De quelles régions du monde viennent ces personnes? Quel a été leur parcours? Sont-elles en situation de handicap? Quels sont les outils qu’elles connaissent déjà[2]? Les cours ou le programme en ligne qu’elles suivront contribueront-ils à accentuer le fossé numérique? Tout le monde ne dispose pas d’une connexion Internet à haut débit, par exemple. Il faut y penser au moment de concevoir le contenu du cours. La plateforme d’apprentissage peut ainsi être pensée comme un espace où déposer les consignes (claires, simples et téléchargeables) et un espace limitant l’utilisation d’outils tiers (« cet outil est-il absolument nécessaire? »). Enseigner en ligne présuppose de se poser toutes ces questions, avant de monter un programme, avant d’écrire son plan de cours et avant de monter son cours sur la plateforme. Enseigner en ligne est l’occasion de mettre en pratique une pédagogie universelle et inclusive.


La tentation de la technologie nous guette, tous et toutes. Sachons faire preuve de vigilance.


[1] Mot non genré désignant traductrices et traducteurs.

[2] Par exemple, Zoom constitue, en 2024, une application utilisée dans de nombreux pays. On peut l’utiliser pour les captures d’écran vidéo, en utilisant simultanément la fonction partage d’écran et la fonction enregistrement.

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